On se demande parfois ce qu’aurait été notre vie si on était né ailleurs, dans une autre famille, à une autre époque. On se demande si on aurait été plus heureux, plus aimé, plus riche, plus beau, quel genre de personnes on aurait côtoyé. On se surprend à rêver d’une existence à laquelle on n’aura jamais droit, une existence illusoire qu’on pense vivre la nuit dans nos songes les plus secrets. On ferme les yeux, on se coupe du monde dans lequel on grandit pour devenir souverain d’un univers fantastique dans lequel on contrôle tout, dans lequel on a tout ce que l’on veut. Alors le matin on ouvre de nouveau les yeux et on se pleure notre existence et tous les défauts qu’elle comporte, on se demande pourquoi nous et pas un autre. Pourquoi on vit ? Pourquoi on meurt ? Pourquoi on rit ? Pourquoi on pleure ? Pourquoi, pourquoi, tant de questions auxquelles on ne répond jamais. Toute sa vie on part en quête d’un grand Peut-être, toute sa vie on se demande si on a fait les bons choix, si malgré le fait qu’on n’ait pu choisir l’endroit où l’on naît et l’on grandit, on peut quand même choisir où l'on va. L'humanité souffre et je souffre avec elle. J’ai souvent rêvé que je tombais, si on peut appeler ça un rêve. Ce genre de rêve où tu ne peux te raccrocher à rien, où tout ce que tu penses attraper se brise entre tes doigts. Tu te sens chavirer. Tu as beau hurler, rien n’y fait. Tu as peur, tu te sens minuscule et misérable. J’ai souvent fait ce rêve, aux moments difficiles de mon existence. J'ai pourtant des gens autour de moi qui me tendent la main quand je tombe et qui m'aident à me relever. Alors pourquoi je continue de tomber ?

Son univers tout entier suintait le fric et le mensonge. Les faux-semblants. La superficialité. Les mêmes phrases revenaient sans cesse : « Un Ivashkov ne baisse jamais les yeux devant quiconque. » ou « Tu dois être parfait, porter ton nom avec fierté. » Pas de place pour le rêve dans un monde où son destin était tracé avant même qu’il ne sache parler ou marcher. Le fils aîné de Grigory et Fiona Ivashkov se plierait à la volonté de ses ancêtres, comme ses parents avant lui, et comme leurs parents avant eux. Contre toute attente, ce monde faux devint sa réalité. Fallait-il croire que le jeune Nazar avait cela dans le sang. Avec ses beaux yeux bleu-gris, son sourire ravageur et ses cheveux constamment en bataille, il faisait fondre les cœurs des enfants et des adultes, obtenait ce qu'il voulait de qui il voulait. Jouer les niais et les gentils lui paraissait d'une facilité déconcertante. Le garçon n'était pas quelqu'un de mauvais, loin de là. Mais endoctriné par les paroles des siens, il se considérait comme un être supérieur, un être devant qui il fallait plier genou. Nazar était immortel. Mais Nazar n'était qu'un gamin qui aurait pu naître n'importe où ailleurs, et qui avait simplement eu la chance de tomber dans l'une des plus puissantes familles de Moroï. Tous les regards étaient braqués sur lui, simple marionnette dans les jeux du pouvoir, qui grandissait dans cette prison dorée. Tout ce qui intéressait le jeune homme, c'était de rendre son père fier. Là où son petit frère Miles agissait de façon totalement opposée, Nazar voulait se distinguer. Être le meilleur, sans cesse. Être mieux que tout le monde, tout le temps. Plus intelligent, plus malin, plus beau, plus doué en tout. C'était devenu une obsession dérangeante qui attisait le mépris de la plupart des Moroïs de son âge. Néanmoins, il avait acquis une philosophie des plus ridicules selon laquelle il s'en sortirait mieux seul dans la vie qu'en s'attachant. S'attacher rendait vulnérable, faible. Hormis une poignée d'amis sincères et proches, Nazar préférait la solitude. Il se sentait vivant dans le simple fait de laisser son esprit vagabonder au rythme de ses envies, tandis que la lune montait dans le ciel. Il l'observait avec fascination, en se demandant jusqu'où il pourrait aller dans la vie. Qu'attendait-il de lui même ? Il ne trouvait jamais de réponses à ses questions, absolument jamais. C'était frustrant et excitant à la fois. Trouver ces réponses était la dernière chose qui le poussait à se sentir libre, hors de tout contrôle de ses parents et des Ivashkov en général. N'être qu'un pantin ne faisait pas partie de ses projets. Très jeune déjà, il comprit qu'il fallait être celui qui tirait les ficelles. Il suffisait qu'il entende les siens parler, se murmurer des mots tel que « pouvoir » et « influence » pour être animé d'une étincelle de passion non dissimulable. Le poison qui coulait dans ses veines prenait possession du moindre de ses organes, sauf peut-être celui qu'il avait de plus pur : son cœur.

S’il y avait bien une chose que Nazar refusait de voir dictée par ses parents, c'était son mariage. Il ne voulait pas d'un mariage arrangé, d'un mariage sans amour. Il voulait passer sa vie aux côtés d'une femme qu'il désirerait à chaque instant, aimerait dans la joie comme dans la tristesse. Une envie un peu naïve que ses parents finirent par lui céder. Après tout, qui ne rêvait pas d'un mariage d'amour ? Ce fut un peu par hasard qu'il rencontra Deliah Hendry, à moins que sa rencontre avec elle soit écrite, comme tout le reste. Cette fille n'avait rien à voir avec le pouvoir, la superficialité de son monde. Nazar ne mit pas longtemps à tomber sous son charme destructeur d'ange déchu. « Je crois que ta famille ne m’aime pas beaucoup. » souffla-t-elle au creux de son oreille tandis qu'ils tournaient lentement sur la piste de danse. Le jeune homme était déçu par la réaction de ses proches. Deliah n’était pas assez noble à leur goût. Pas assez riche. Pas assez influente. S’ils étaient d’accord pour qu’il choisisse son épouse, ils avaient cru que Nazar ferait son choix parmi l’une des riches héritières douze familles royales, et pas qu’il leur présenterait la première Moroï qui passait. Qu’il avait été naïf de croire que Deliah leur plairait ! Il avait pourtant espéré qu’elle arrive à toucher leurs cœurs comme elle avait su toucher le sien, avec son sourire doux, avec son rire cristallin, sa façon si particulière de donner l’impression de devoir être protégée et d’être fragile, alors qu’elle était telle une lionne prête à se déchaîner sur ceux qui lui voudraient du mal. Nazar n’eut cependant pas besoin de plaider la cause de la femme qu’il voulait épouser bien longtemps ; elle s’en chargea elle-même. Bien vite, Deliah changea du tout au tout. Très observatrice, elle calqua les habitudes des Ivashkov, leur manière de se tenir, de parler, de penser. En l’espace de quelques semaines à peine, elle avait réussi à s’intégrer de manière impressionnante dans le cœur de sa mère, qui voyait en elle la belle-fille idéale. Il en apprit par ailleurs plus sur la vie de son épouse chaque jour : ses conditions de vie très modestes, l’existence simple qu’elle avait mené, sa crainte de n’être personne ; invisible aux yeux du monde entier malgré sa grande beauté. Ce fut à ce moment-là que Nazar commença à douter. Depuis qu’ils étaient ensemble, Deliah montrait une facette d’elle-même totalement différente de celle qu’il avait aimée au premier regard. Qu’en était-il vraiment ? L’aimait-elle, ou cherchait-elle simplement à s’élever dans la société Moroï ? Cette question l’obsédait, hantait son esprit chaque seconde. « Deliah, j’aimerais te demander quelque chose … » eut-il un jour le courage de commencer, en entortillant une mèche de ses cheveux autour de son doigt. « Laisse-moi simplement te dire une chose, avant … D’accord ? » Ses yeux brillaient de mille feux, et Deliah ne tenait pas en place. « Très bien, vas-y. » Il redoutait ce qu’elle allait lui dire. Pourtant, vu son excitation, il aurait dû l’être aussi.  « Alors voilà … Je ne pensais pas que … Ça arriverait aussi vite mais … Je suis enceinte. J’attends un enfant, Nazar. » Le jeune homme ouvrit la bouche et la referma, le souffle coupé. Devant son manque de réaction, Deliah fronça les sourcils. « Qu’est-ce que tu voulais me demander ? » Il secoua la tete et fronça les sourcils à son tour. « Ça n’a aucune importance. » Nazar serra Deliah contre son cœur. Voilà qu’à vingt-cinq ans à peine, il allait devenir père.

Lui qui avait toujours fui les gens se retrouva enchaîné à cette femme de manière inattendue. Il aimait Deliah, il l’aimait à en crever. Le genre d’amour qu’on ne ressent qu’une fois, celui qui rend fou, qui rend méchant, qui rend violent, et qui adoucit comme un agneau. Elle le tenait au creux de sa main, était en mesure de l’écraser entre ses doigts fins comme bon lui semblait. Tous deux se heurtaient à ses crises interminables, des disputes d’une violence inouïe. Tout prétexte était bon pour se battre. Leurs ébats passionnés étaient tout aussi violents, les rendaient dépendants, faibles. Une relation étouffante qui finit par effrayer Nazar qui n’aurait jamais cru être capable de tromper Deliah. Ce n’était pas digne de lui, digne de son rang. Il n’était plus digne d’elle. Mais l’homme finit pourtant par se perdre entre les bras de cette gamine de Blood Whore qui lui offrit son corps et son sang délicat sous la lumière tamisée du Bloody Stake. Ce qui n’aurait dû être qu’une aventure exceptionnelle devint plus que cela. Le goût de son sang le fascinait. La Damphir exerçait sur lui un attrait malsain et déplacé, contre lequel Nazar s’efforçait de lutter. Il préférait encore mourir que céder à ces pulsions bestiales qui l’harassaient quand il pensait à elle. Suivi par son gardien, Alec, Nazar craqua encore. Et encore. Et encore une fois. Il était proche de cette dépendance qu’il ne pensait ressentir qu’envers sa femme. Il n’aimait pas la Blood Whore, mais elle lui était devenue presque essentielle. Alec était seul témoin de sa déchéance qu’il cachait du mieux qu’il pouvait derrière son regard gris glacial, ses manières de prince hautain et suffisant qu’il avait toujours été. Quand Nazar se sentait tomber, perdre le contrôle, il accordait toute son attention à ce qu’il avait de plus cher en ce monde : son fils, Xander. Le garçon lui ressemblait énormément, à bien des égards. Son regard gris, son sourire fin, ses manières fières et  parfaitement réfléchies. L’enfant était très intelligent, trop peut-être. Mais il rendait ses parents fiers. Xander était sans conteste la plus belle réussite de Nazar et Deliah, qui ne tarissaient pas d’éloge à son sujet. Le garçon avait désormais onze ans. Onze années déjà qu’il partageait leur quotidien. Il arrivait à son père de se demander s’il ne se sentait pas seul. Lui avait eu la compagnie de Miles, et bien que celui-ci ait récemment largement déçu le reste de la famille, il resterait toujours son frère. Xander n’avait-il point envie de frère ou de sœur ? Nazar imaginait ce qu’aurait été leur famille, avec une fille en plus. Elle ressemblerait davantage à Deliah, ferait tournoyer sa robe blanche et ses longs cheveux fièrement en riant. Mais tout ça ne resterait qu’un rêve largement enfoui en lui. Il s’oubliait dans les bras de la Blood Whore pour ne pas penser à tout ce qu’il avait pu rater, et se perdait dans les bras de sa femme pour ne pas penser à la Blood Whore. La vie de Nazar était un cercle infernal, vicieux, et le seul avec qui il pouvait le partager était Alec qui l’écoutait et le protégeait depuis toujours, sans porter de jugement. « Je veux plus, Nazar … Je vous en prie, encore … S'il vous plaît ... » gémit la gamine en le retenant maladroitement par le poignet. Elle lui faisait pitié. Elle avait l’air si fragile que c’en était ridicule. Il se détestait de lui infliger ça. Il dégagea son bras de son étreinte faible et la foudroya du regard, alors qu’il aurait donné n’importe quoi pour planter encore ses crocs dans sa gorge.

Sa vie de prince héritier ne se résumait pas seulement à dépenser des sommes indécentes d’argent ici et là, à profiter des privilèges qu’offraient son nom ou à prendre du bon temps. Pris de passion pour l’Histoire depuis sa plus tendre enfance, il fit d’elle son métier. Devenu historien de renom très jeune grâce à son acharnement pour la matière et son carnet de relation bien rempli, Nazar publia deux livres et ne s’arrêta pas là. Il décida d’enseigner à l’Académie de la ville, dans le but de transmettre ce qui lui tenait le plus à cœur en ce monde en dehors des siens. L’Histoire était une excellente échappatoire, une façon comme une autre de rêver à une existence qu’il ne connaîtrait jamais. Il pouvait bien faire semblant de tout comprendre, de tout interpréter et expliquer, il n’en restait pas moins aussi ignorant que les autres. Quand bien même il se heurtait à la présence d’éléments quelque peu dérangeants, tel qu’Elia Dragomir pour ne citer qu’elle, Nazar aimait ce qu’il faisait. Sa vie était néanmoins trop remplie pour qu’il ne se permette de travailler à temps plein. Un mi-temps suffisait largement. « Ça fait longtemps maintenant que tu es mon gardien … Tu n’en n’as jamais assez ? » demanda Nazar à l’attention d’Alec, sans lever les yeux de l’article de journal dans lequel il était plongé. Il entendit son Dhampir attiré ricaner, ce qui lui arracha un sourire sincère. La présence de cet homme dans sa vie lui faisait énormément de bien. Alec en savait plus sur lui que n’importe qui d’autre, et sa confiance en son gardien était aveugle. Il lui confiait sa vie les yeux fermés.