Nazar jeta un coup d’œil discret autour de lui, durant le discours de Tatiana. Chacun réagissait différemment aux propos de la Reine. Lui-même ne pouvait espérer meilleure souveraine qu’elle et approuvait (presque) le moindre de ses paroles. Deliah se tenait à ses côtés, silencieuse. Elle avait appris depuis longtemps comment faire bonne impression en public, de façon impressionnante. Il se concentra de nouveau sur son discours pour ne pas attirer l’attention. Il faisait une chaleur étouffante.

Chacun n’avait eu d’autre choix que de répondre présent. Nazar jugeait cela important d’honorer la mémoire des jeunes Moroïs qui avaient perdu la vie. Il salua bon nombre de royaux, échangeant quelques mots avec eux. Il perdit Deliah dans la foule sans grande inquiétude : elle s’en sortirait certainement mieux que lui. Accompagné de son gardien, il erra parmi la foule pensivement à la recherche d’un visage qui lui était agréable. Trop rares étaient ces visages. Nazar attachait peu d’importance au fait d’avoir de véritables amis, puisque les sentiments tel que l’amour et l’amitié étaient un frein considérable dans la quête de pouvoir. En ce jour, et malgré les raisons qui poussaient chacun et chacune à se rassembler, tout n’était que mensonge et manipulation. Un jeu grandeur nature, duquel il fallait sortir gagnant. « Bonsoir ! Très beau discours, n’est-ce pas ? » s’exclama un autre représentant de la famille Ivashkov que Nazar n’avait pas vu depuis bien longtemps. « En effet. » répondit-il avec un sourire. « Où est donc votre épouse ? J’espère pouvoir la saluer. » Tout ceci était bien niais. Tout ce qui l’intéressait, lui, c’était de savoir où était la sienne. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui, mais Deliah répondait absente. Il décida de ne pas s’en formaliser et prit congés respectueusement pour continuer ses investigations. Il était assez mal à l’aise, et surtout, un besoin d’imposait à lui à vue d’œil, ce qui le rendait encore plus nerveux. « Tu as faim, Nazar. » fit remarquer son gardien. Pas qu’il ne l’ait pas remarqué lui-même, mais c’était une façon détournée de lui proposer de quitter les lieux. Tous deux savaient ce que ça impliquait, et qui il retrouverait. Il secoua lentement la tête. « Pas comme ça, pas ce soir. Ca attendra demain. » Et ce fut tout. Il esquissa un sourire faux à une royale et son époux, avant de s’arrêter dans un coin en soupirant. Cette soirée s’annonçait déjà bien agaçante, bien que totalement inévitable. En compagnie de gens qu’il appréciait, ça aurait pu être plus facile. Mais il avait beau regarder autour de lui, personne ne lui plaisait assez pour qu’il ne s’en approche … Pour le moment.

Elle leva les yeux au ciel devant le discours de la Tatiana, mordant furieusement l’intérieur de ses joues pour éviter que les mots blessants de ses pensées ne se cristallisent en lui attirant les foudres des Moroï. Erin avait beau fouiller le rassemblement de ses prunelles d’ambre, elle n’apercevait malheureusement que des visages pâles de Moroï, un deuil artistique affligeant leurs traits. Elle ne poussait pas la haine au point d’assurer qu’aucun d’entre eux n’était triste, parce qu’il y avait eu des pertes dans les deux camps, mais à ses yeux, rien n’importait davantage que le sacrifice des Gardiens. Si jeunes, si inexpérimentés. Si innocents. Pour tout avouer, elle ignorait que les royaux avaient décidé d’organiser une nouvelle messe à ce sujet et elle avait donc été la première surprise en découvrant la foule qui patientait devant le Palais. C’était si incongru, si dérangeant à ses yeux d’évoluer parmi eux, qu’elle avait hésité à rebrousser chemin. Une rose rouge à la main, elle avait longuement pesé le pour et le contre, avant de décider subitement qu’elle n’avait aucun compte à leur rendre et qu’elle se fichait comme d’une guigne de leurs regards méprisants. Avec un peu de chance, elle n’aurait qu’à rester immobile dans un coin jusqu’à ce qu’ils s’en aillent tous, après quoi elle pourrait rendre hommage aux disparus sans être étouffée par leur arrogance et leurs jeux de masques. Après son bref séjour à St-Vladimir, Erin avait appris qu’il ne fallait surtout pas se fier aux Moroï, car ils disposaient d’une étonnante facilité à plier leurs traits d’une expression à l’autre et rares étaient ceux qui parlaient à cœur ouvert. Tout n’était généralement question que de puissance, de mainmise, de maîtrise. Il n’était jamais dans leurs plans de se montrer faible ou d’avoir des éclats de colère. Cette tendance se vérifiait notamment chez les royaux, dont les rejetons devaient rapidement faire leurs preuves s’ils voulaient obtenir un peu de considération de la part de leurs parents et, peut-être, une chance infime de se rapprocher du trône. Cette réunion macabre n’était au final qu’une démonstration de plus, qu’un jeu de plus. Erin avait le cœur au bord des lèvres.

Mais, plus que le dégoût que lui inspirait cette mascarade, c’était la proximité avec autant de Moroï qui la rendait plus nerveuse qu’à l’accoutumée. Ayant opté pour une courte robe noire et des escarpins assortis, elle se sentait curieusement épiée depuis qu’elle s’était placée à la lisière de la foule. Pourtant, tous avaient les yeux rivés vers Tatiana qui s’exprimait depuis plusieurs minutes déjà. Elle passa une main sur sa nuque, laissant ses doigts courir le long de la courbe de son cou ; ce geste raviva en elle de nombreux souvenirs déplaisants qu’elle s’efforça de contenir. Ses jambes se mirent légèrement à trembler et elle dû s’appuyer contre un muret pour ne pas perdre l’équilibre. D’étonnantes bouffées de chaleur, ainsi qu’un fort sentiment de nausée, s’emparaient progressivement d’elle. Elle détestait les Moroï. Elle détestait ces souvenirs. Elle détestait Nazar. Petit à petit, combattant chaque pensée après l’autre, elle repoussa les sensations euphorisantes provoquées par ses entrevues avec le Moroï et les conditions de manque dans lesquelles elle finissait invariablement. C’était sans doute ceci qui la rendait aussi mal à l’aise, cette réflexion fugace qu’ils possédaient tous des crocs aussi vénéneux que lui et qu’une nouvelle morsure lui apporterait son lot de plaisir… pour un temps, tout du moins. Elle eut un sourire écœuré : comme une alcoolique dans un magasin de spiritueux, comme une junkie qu’on aurait brusquement poussée dans une pièce pleine de tentations. Elle crispa sa main autour de la tige, se plantant par mégarde la pointe d’une épine dans le pouce. La douleur l’aida à remettre de l’ordre dans ses pensées. Elle porta son pouce à sa bouche en se redressant légèrement ; Tatiana avait terminé son discours. Combien de temps encore pour qu’ils s’en aillent ? Elle fronça des sourcils en croisant le regard d’un Moroï et détourna le visage en faisant mine de se passionner pour les pétales de sa rose. L’odeur enivrante de la fleur vint chatouiller ses narines. Tout pour éviter de penser aux Moroï. Tout pour éviter de penser à Nazar. Tout pour éviter de penser aux morsures dont elle manquait cruellement.

«Ton père va te tuer.» lança Anton alors qu’ils se pressaient pour arriver au mémorial avant que la Reine ne termine son discours. «Je redoute bien plus la réaction de ma grand-mère, tu sais à quel point elle est exigeante avec moi.» lui répondit Mark alors qu’une montée de stress s’insinuait en lui. Il s’en voulait d’être en retard mais il n’avait pu faire autrement, une réunion avec d’importants clients étrangers l’avait retenu et il arrivait à l’instant à la Cour. La princesse Oksana avait été claire sur ce point, tout ce qui était un Dashkov de près ou de loin se devait d’être présent à cette cérémonie. Plus qu’une famille, ils étaient un clan, un clan qui avait perdu l’une des leurs lors du massacre et il était normal qu’ils assistent à cet énième hommage. Que leur emblème soit un loup ne résultait pas du hasard. Il se faufila à travers la foule pour rejoindre sa famille pendant que la Reine parlait toujours. Dieu soit loué. Arrivé à côté de son père il se tint silencieux sachant qu’il n’échapperait pas à une remarque sur son manque de ponctualité. Une vague de murmures se propagea dès que la Reine eut prononcé les derniers mots de son allocution, puis peu à peu les gens parlèrent librement. «Mark je suis si heureuse que tu aies pu te libérer.» lui adressa sa grand-mère en prenant dans ses bras. «Je suis navré d’être arrivé en retard mais…» commença-t-il avant qu’elle ne le coupe en balayant élégamment ses paroles d’un revers de main. «Tu es un homme très occupé ne t’en fais pas, nous comprenons.» Surpris, il lança un regard interrogateur à son père qui arborait la même expression que sa mère et lui renvoya un regard bienveillant. «Nous allons saluer ta tante, tu te joins à nous ?» demanda son père. Mark allait accepter quand son téléphone sonna. C’était le travail. «Sois bref s’il te plait. Le travail n’a pas sa place aujourd’hui.» conseilla Oksana en lui caressant brièvement la joue avant d’aller rejoindre sa fille. Il décrocha. L’attitude de sa famille était louche, ils étaient trop … conciliants, peut-être que ça découlait de la peine que le mémorial ravivait. Il n’en savait rien.

Mark raccrocha après quelques minutes. Ses petits frères l’ayant lâchement abandonné pour rejoindre leurs amis il se retrouvait seul. Oksana et Ryan n’étaient déjà plus avec Jilian mais conversaient avec Anton et Ksenia Szelsky, ce qui ne le surprit pas plus que ça. Leurs familles s’entendaient bien et étaient des alliés politiques. Il ressentit toutefois de la gêne et de l’incompréhension quand il se fit évident qu’ils le fixaient en se lançant quelques sourires complices. Il fit mine de ne pas s’en apercevoir et leur tourna le dos pour tomber sur quelque chose de tout aussi embarrassant. Pyry Laine faisait partie de l’assemblée. C’était la première fois qu’il la voyait à la Cour et sans trop savoir pourquoi, cela l’agaça. Il avait tant de mal à la chasser de ses pensées, et voilà qu’elle se trouvait là où il avait grandit. Se mettant en retrait, sous un arbre il alluma nerveusement une cigarette sans quitter le spectacle qu’offrait la jeune femme qui semblait tout à son aise. C’est ainsi qu’il vit qu’elle était proche des Drozdov, s’adressant à la mère puis au fils. Sans trop savoir pourquoi Mark en fut dégouté; avait-elle seulement été intéressée par le fait qu’il soit un royal ? Il chassa ces pensées en priant silencieusement pour tomber rapidement sur un visage amical.

Bien droite, alignée avec les autres gardiens aucun de nous ne broncha lorsque Tatiana n’évoqua que les malheureuses pertes moroï, aucun regard entendu, une impassibilité qui ferait passer les Welsh Guards pour des amateurs. Nous étions les dommages collatéraux de ceux qui refusaient d’apprendre à se défendre. Des dhampirs tombaient tous les jours sans ne susciter plus qu’un murmure, c’était notre lot, je l’avais accepté. Cela ne m’empêche pas de nourrir quelques rancœurs contre l’hypocrisie générale. Je ne doute pas de la véracité des larmes et des sanglots qui secouent l’assistance, mais combien d’entre eux pleurent pour leur gardien. Combien d’entre eux pleurent pour mon frère. Mort à dix-sept ans seulement. Ils passent avant tout. Avant la tristesse et le deuil.Je suis assignée à la protection des Drozdov, depuis quelques jours seulement. J’ai pris ma nouvelle affectation avec le sérieux qui me caractérise. Toute la famille est là, l’aîné soutiens sa grand-mère, la princesse Helena, toujours très distinguée malgré la chaleur. Le cadet en retrait semble impassible, il ne cherche même pas à paraître touché, il a presque l’air de se demander ce qu’il fait là.

C’est étrange de se retrouver si tôt avec une nouvelle famille, si tôt après avoir perdu celle dont j’avais la charge. Comme faisant échos à mes pensées, soudain émerge de la foule, une petite moroï, Anasta. La petite survivante. Le discours de la reine est terminé depuis quelques instants seulement, elle a dû échapper à la surveillance de son oncle à ce moment-là. Elle est l’unique rescapée du massacre de sa famille. Ses grands yeux d’un vert délavés m’observent, elle accourt vers moi, je me baisse pour la réceptionner, ses petits bras enserrent mon cou. Elle ne dit rien, mais je sens la chaleur de ses larmes, j’ai envie de pleurer moi aussi, mais n’en fais rien. Je me redresse, sans la lâcher et cherche dans la foule le visage de son oncle.
Nous n’étions pas officiellement de garde, pas tous en tout cas, nous étions aussi là pour rendre hommage à nos camarades. A la suite du discours quelques groupes s’étaient formés, autant parmi les moroï que parmi leurs gardiens. Nulle ne s’offusqua donc que je quitte les rangs, la petite toujours fermement arrimée à mon cou, à la recherche de son tuteur.
Il y a tellement de monde et je sais qu’elle ne me dira rien, elle refuse de parler depuis le drame. Soudain son oncle émerge à son tour, son inquiétude première se mue en un soulagement intense. Il ne semble que trop heureux de la laisser sous ma garde, sans attendre une réponse de ma part. J’échange un regard avec Anasta qui ne fait que hausser les épaules, je la repose et elle prend ma main comme si elle avait peur que je m’envole. Je suis gardienne, pas nounou, même si la nuance est parfois mince. Je jette un coup d’œil en arrière, les deux frères Drozdov sont côtes à côtes, tout semble se dérouler paisiblement.
J’imagine sans mal quel étrange tableau nous formons toutes les deux, la petite mutique et sa gardienne, j’ai senti quelques regards et même si aucun n’était agressif ou accusateur, je ne me sens pas à ma place au milieu de la foule de moroï. Je baisse le regard vers la filette et la vois extirper de sa poche un petit bijou, un bracelet à breloque qui appartenait à sa sœur, elle le tend vers moi avec toute l’innocence qu’on peut avoir à son âge. C’est un cadeau, c’est un merci aussi, je le met à mon poignet, le rose et le violet pastels des breloques détonnent sur mon uniforme mais j’en ai rien à faire. Il a plus de valeur que les marques dans mon cou.